Ceux du mercure, 10. La vocation d’Octave Simonet

Le première classe Octave Simonet rechargea fébrilement son fusil et se pinça les doigts dans la culasse. Il glapit de douleur, arrachant un rire nerveux à ses camarades. Le cœur n’y était pas.

Le caporal Lebon, unique gradé rescapé de l’attaque, leur intima de se taire d’un geste brusque et jeta un coup d’œil par-dessus le muret écroulé leur servant de cachette. Octave n’avait pas besoin de regarder pour savoir ce qui les attendait là derrière. Une vingtaine d’Amorphes et de Pantins, dix Bêtes, quatre Tentaculaires.

L’invasion les avait pris au dépourvu et avait anéanti une moitié de leur escouade en quelques minutes, seuls avaient survécu Simonet, le caporal, ainsi que Mallard et Leleu, deux autres premières classes. Heureusement qu’ils avaient pu faire évacuer les habitants de cette bourgade de campagne.

— M’sieur, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Mallard au caporal Lebon.

Celui-ci ne répondit pas tout de suite. Il inspecta nerveusement ses munitions. Octave l’observa s’agiter d’un air détaché. Sans connaître le nombre de balles, Octave devinait que ça ne suffirait pas. Ils étaient coincés ici. Ils allaient mourir.

— On attend, les secours ne devraient plus tarder, souffla Lebon.

Leleu parut gober le mensonge, Mallard semblait plus mitigé. Octave n’était pas crédule. Ses oncles et tantes, cousins et cousines pratiquaient suffisamment la duperie pour qu’il ait appris à la reconnaître.

— Sauf votre respect, monsieur, dit-il à son supérieur, je ne crois pas qu’ils seront là à temps.

Lantaban n’était qu’une petite ville, perdue dans les montagnes du nord de Kerys. Elle ne disposait que d’une maigre garnison de mercuriens que la soudaine attaque venait de décimer. Si les habitants étaient partis chercher de l’aide, et Octave l’espérait de tout cœur, les renforts mettraient à coup sûr une journée pour arriver jusque-là.

— On attend, répéta le caporal d’un air buté.

Octave savait que lorsqu’un gradé employait ce ton-là, cela signifiait que la discussion s’arrêtait ici. Avec un soupir, il s’adossa au muret écroulé et ferma les yeux. Mais comment s’était-il fourré dans cette galère ?

La réponse était simple et compliquée à la fois.

Aussi simple que la jauge au mercure pendue à son cou. Infecté par une faille quelques mois auparavant, il avait dû s’engager dans les brigades sous les pressions de sa famille, qui craignait que son « état » ne l’empêche d’accomplir une splendide carrière dans les affaires ou en politique, comme le reste de ses cousins.

Compliquée car, si son parcours avait plutôt bien commencé, avec les félicitations de ses supérieurs pour son esprit tactique brillant, il risquait d’être écourté plus rapidement que prévu.

Octave rouvrit les yeux puis jeta un regard hors de sa cachette. Les Abominations erraient sans but, comme des chiens privés de maîtres. Certains se repaissaient de cadavres, d’autres tâtonnaient le long des murs comme s’ils cherchaient une porte. Ou une sortie. Pour l’instant, ils n’avaient pas repéré les quatre humains survivants, mais Octave ne préférait pas parier sa vie sur le maintien de ce statu quo.

— Caporal, souffla-t-il. Je pense que nous devrions partir pendant qu’ils sont encore occupés.

Lebon observa le première classe avec dureté, outré qu’un bleu ose contredire ses ordres. Mais derrière la colère, Octave décela la peur. Ils étaient seuls, inexpérimentés, mal équipés et peu entraînés. Lebon le savait. Le jeune homme soupira en silence.

Un cerveau, du matériel et de la préparation, voilà ce qui manquait aux brigades pour être efficace ! Avec une direction centralisée, des fonds pour renouveler régulièrement l’arsenal et financer la recherche. Avec un programme d’exercice correct, ils pourraient botter les fesses aux Abominations. Ah, si ça ne tenait qu’à lui !

— Caporal ! insista Octave.

Lebon hésita, avant d’opiner.

— On file, déclara-t-il.

Mallard et Leleu accueillirent sa décision avec soulagement. Les mercuriens se relevèrent avec prudence. Le caporal vérifia qu’aucun des monstres ne lorgnait vers eux, avant de donner le signal du départ.

Moitié rampant, moitié courant, ils quittèrent leur abri improvisé pour s’engager dans les venelles descendant vers la sortie du village. Derrière eux, grondements et cris des atrocités leur faisaient dresser les cheveux sur la nuque. Leleu lâcha un gémissement.

— Silence, lui intima Lebon.

Mallard et lui allaient craquer, Octave le voyait bien. Ils s’apprêtaient à se lever pour s’enfuir, attirant sur leur groupe l’attention des Abominations. Il voulut les en empêcher. Trop tard. Ils étaient déjà en train de détaler. Une Bête de la Nuit tourna la tête dans leur direction.

— Mercure…, siffla-t-elle entre ses babines suintantes de bave.

Lebon tira. Octave ne réfléchit pas, il se mit à courir. Il dévala les rues, tandis que les hurlements du caporal retentissaient derrière lui. Fuir, le plus vite possible, survivre !

À un croisement, deux Pantins surgirent devant lui. Octave bouscula le premier, alors que le deuxième tendait une main griffue vers lui, éraflant son visage au passage. Le jeune homme roula au sol, se releva presque aussitôt en épaulant sa carabine. La détonation tant attendue ne vint pas. Le mécanisme était grippé !

Durant une horrible seconde qui sembla s’éterniser, Octave vit le Pantin fondre sur lui. Dans un geste désespéré de protection, il leva son fusil. Son assaillant s’empala sur la crosse, donnant au mercurien le répit nécessaire pour déguerpir.

Les maisons et les rues devinrent floues tandis qu’il s’échappait. Derrière lui, les classes une étaient debout et le poursuivaient. Il entendait leurs sifflements de colère. Des doigts effleurèrent son dos. Octave bifurqua dans une avenue à droite. Heureusement pour lui, elle était déserte et menait droit à la sortie de la ville. Il accéléra le pas alors que se profilait le pont qui enjambait la rivière Bloche. Sauvé ! Il était sauvé !

Alors qu’il posait le pied sur le pont, les silhouettes de deux Amorphes apparurent de l’autre côté. Octave pila net. Derrière lui, les Pantins arrivaient. Les classes zéro ne faisaient pas mine de bouger, il ne disposait plus d’aucune munition et son arme était enrayée. Bonjour la préparation !

Octave tenta le tout pour le tout. Il prit son élan et sauta par-dessus le parapet, alors que les bras du Pantin qui s’avançait pour le saisir se refermaient sur le vide.

Il plongea dans une eau si froide qu’il en eut la respiration coupée. Pataugeant, cherchant son souffle, il lâcha son fusil dont le poids menaçait de l’entraîner par le fond. Dans la panique, il attrapa quelque chose. Une branche. Il s’agrippa à la souche flottante comme à une bouée de sauvetage.

Un cri strident lui fit tourner la tête. Les Pantins hurlaient leur frustration de voir ainsi échapper leur proie. Octave leur aurait bien adressé un salut ironique mais ses bras paraissaient s’être solidifiés autour du bois.

Bon, il n’avait plus de matériel, il était seul et en serait sûrement quitte pour une pneumonie. Mais au moins il était vivant. Brigades du mercure et Abominations étaient loin d’en avoir fini avec lui.

Laissez un commentaire

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.