Ceux du mercure, 2. L’expérience

L’obscurité était tombée sur Sainte Victoire, Maximilien admirait les lueurs de la ville depuis la bibliothèque du Randolph. Ces réverbères au gaz, quelle merveilleuse invention ! Depuis que le gouvernement les avait mis en place, cinq ans auparavant, les incartades nocturnes d’Abominations avaient diminué de moitié. À croire qu’à tout prendre, ces bestioles préféraient la lumière du jour à l’artificielle.

Malgré les attaques, la nuit à Sainte Victoire avait toujours été animée, et elle l’était encore plus avec ce nouvel éclairage. Maximilien imaginait sans peine son neveu en train de jouer les jolis cœurs dans une soirée mondaine. Quel idiot, courir après des poulettes sans cervelle, au lieu de courtiser Artémise ! À ce rythme-là, Maximilien n’était pas près de voir ses petits neveux. Ripley se trouvait en bas elle aussi, occupée à apprendre à des jeunots la meilleure manière de tailler en morceaux une Abomination.

Le savant soupira. Il s’apprêtait à s’installer bien confortablement et à prendre un livre, lorsque Léandre fit irruption dans la bibliothèque. Il tituba dans la pièce, se rattrapa de justesse à la poignée de la porte avant de lever un index hésitant.

— J’crois que j’ai… j’ai… j’ai découvert la bonne formule.

Son élocution était pâteuse mais il arborait un sourire radieux. Le cœur de Maximilien fit un bond.

— La formule ? La « Formule » ?

— Ouais, m’sieur ! répliqua Léandre d’un air satisfait.

Il tenta de se redresser pour adopter une pose arrogante et confiante, manquant ainsi de s’étaler au sol. Maximilien se leva, ses mains étaient moites, ses jambes tremblaient légèrement. Depuis le temps qu’ils la cherchaient. La Formule !

Il suivit son ami dans les couloirs du Randolph, jusqu’à leur laboratoire. Artémise pestait toujours que les lieux avaient besoin d’être rangés, Maximilien ne voyait vraiment pas pourquoi. On pouvait encore circuler parfaitement bien entre les piles de carnets et de livres en tous genres, pour peu qu’on soit un peu adroit. Et puis, si on poussait les pipettes, les fioles et les alambics, on pouvait parfaitement se trouver un coin de table vierge.

En parlant d’alambic, Léandre sautillait devant l’un d’entre eux, un assemblage étrange de réchauds, cols de cygne, serpentins et cornues. Maximilien s’en approcha, le cœur battant la chamade. Au bout d’un des tuyaux coulait un liquide bleu dans un petit bocal transparent. Le savant renifla l’odeur qui s’en dégageait, des notes à la fois sucrées et puissantes lui chatouillèrent le nez. Des larmes lui piquaient les yeux. Maximilien se tourna vers Léandre.

— Tu… tu… t’avais raison, vieux… vieux machin ! s’exclama Léandre. Manquait un passage dans l’alambic.

Maximilien prit le récipient avec un soin quasiment religieux.

— Nous avons réussi…, balbutia-t-il comme s’il ne voulait pas y croire. Nous allons pouvoir révolutionner le monde.

Maximilien porta la liqueur à ses lèvres. Une brûlure, qui se transforma en douce chaleur, irradia son palais pour se répandre dans sa gorge. Instantanément, il se sentit bien plus léger. Oubliés les soucis, les problèmes. Son passé se noyait dans une brume azurée et cotonneuse. Il reposa le bocal et se jeta dans les bras de Léandre. Ensemble, ils effectuèrent une joyeuse gigue qui fit un sort à quelques ustensiles de verre.

Les deux savants n’en avaient cure, ils exultaient. Après des années de recherches acharnées, ils l’avaient enfin. La formule pour distiller de l’alcool à partir de jus de Canne Bleue ! Bon, par contre, Maximilien devait reconnaître que le breuvage laissait quand même un relent de papier mâché dans la bouche.

— Faudrait… Faudrait… faire quelque chose pour le goût, déclara Léandre d’une voix pâteuse.

Le pauvre avait dû tester de nombreuses cuvées de son produit, avant de trouver le dosage correct. En héros, il s’était sacrifié. Maximilien lui tapota sur l’épaule et se fendit d’un sourire hilare.

— T’inquiètes pas… J’suis là maintenant !

Le professeur se retroussa les manches. Le mobilier paraissait danser la sarabande, tandis que des angelots aux ailes duveteuses s’évertuaient à tournoyer autour de sa tête. Il les chassa d’un revers de main et attrapa une série de fioles. Il avait un laboratoire à disposition ainsi qu’un mystère crucial à éclaircir : comment donner à cette merveilleuse boisson une saveur de mûre ? La soirée s’annonçait bien.

— Mon oncle, je suis rentré ! Je viens vous souhaiter une bonne nuit !

L’appel d’Honoré résonna dans la salle à manger du Randolph. Toutes les lumières semblaient éteintes et le dirigeable était plongé dans un silence total. Étrange, d’ordinaire, quelques lampes au gaz restaient allumées – Léandre ne supportait pas l’obscurité complète – et Maximilien ronflait comme un sonneur.

— Mon oncle ? répéta le capitaine.

Il traversa la pièce à tâtons, pestant lorsqu’il buta dans une chaise renversée. Son esprit était embrumé par les trop nombreuses coupes de champagne et par les yeux enchanteurs de Louison. Ou Margot, il ne se souvenait plus exactement du prénom.

Un bruit sourd le ramena brutalement à la réalité. Le jeune homme empoigna sa canne et se prépara à combattre si besoin. Le corridor s’éclaira soudain alors qu’une porte s’ouvrait. Maximilien et Léandre sortirent en courant de la cabine de ce dernier, nus, mis à part leur haut de forme et une chemise résolument trop courte.

— Je suis le chapelier fou ! s’exclama Maximilien.

— Et moi, le roi des Amorphes ! répliqua Léandre.

Sous l’œil médusé d’Honoré, ils gambadèrent dans le couloir avant de disparaître dans la bibliothèque. Le jeune homme soupira. Bon, Ripley n’était pas là, il allait devoir gérer la situation seul et trouver ce qu’ils avaient bien pu inventer pour se mettre dans cet état.

— Mon cher neveu ! brailla Maximilien, Faut que tu viennes goûter ce qu’on a réussi à faire avec de la Canne Bleue !

Voilà qui résolvait la question du « qu’ont-ils bien pu inventer ? », et qui répondait à l’interrogation suivante « Maximilien Rocheclaire a-t-il des limites en matière d’inventions scabreuses ? ». Avec un nouveau soupir, Honoré se leva. La soirée s’annonçait longue.

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