Ceux du mercure, 5. L’héritage

Sainte Victoire, le 10 du mois des germes 1851

Je vais bientôt mourir, je le sais. Les veines et artères de mon corps noircissent à intervalles réguliers. Mon cœur devient erratique. Les médecins ont dû m’amputer de la jambe droite puis mettre mon bras gauche sous Sarcophage. Je m’affaiblis de jour en jour. Tel est le prix à payer pour se hisser au niveau de l’Ange, pour avoir trop Modifié la réalité.

Mes confrères me disent que j’ai péché par orgueil, qu’ils m’avaient bien prévenu. Ils ont sans doute raison, mais curieusement, je ne regrette rien. Je suis un vieux célibataire, je n’ai personne dans ma vie, à part quelques amis, scientifiques comme moi. La seule passion de mon existence a été la recherche, et c’est elle qui m’a consumé plus que la Modification.

J’ai agi ainsi pour la connaissance et afin que ne se reproduise jamais le drame de Sabléglise. À ce titre, je lègue à Kerys mes dernières notes concernant nos ennemis. Elles sont le fruit d’années d’observation. J’espérais disposer du temps nécessaire pour les compiler en un article ou pourquoi pas un ouvrage. Hélas, mes jours sont comptés, aussi je livre ce maigre témoignage sans aucune fioriture, en priant pour que les savants qui viendront après moi les jugeront d’une quelconque utilité.

Je passerai outre les descriptions des diverses Abominations, leurs caractéristiques physiques et le meilleur moyen de s’en débarrasser. Mes collègues austréniens et kovacsiens ont amplement disserté sur le sujet. Je m’intéresserai par contre aux structures sociales chez les différentes espèces.

Car il semblerait bien que ces atrocités, à l’instar de certains animaux, s’organisent en fonction de leur rang dans la hiérarchie.

D’abord, on trouve les Amorphes et les Pantins. Disposant d’une compréhension plus que limitée, ils apparaissent les premiers et s’apparentent aux fourmis ouvrières. Leur rôle consiste à ouvrir la route.

Émergent ensuite les Tentaculaires et les Bêtes de la nuit. Contrairement aux classes zéro et une, ces monstres font preuve d’une remarquable ruse, du moins, d’après les témoignages que j’ai pu recueillir. Certaines Bêtes se montrent par exemple capables de coordonner des attaques rudimentaires à plusieurs individus.

Les Masques et les Ombres constituent une catégorie qui suscite plus de controverse. Une partie leur attribue une relative sagacité, notamment parce qu’on les a entendus parler. Pour avoir croisé une classe cinq à Sabléglise, je peux comprendre ceux conférant un dessein à ces choses. Je ne crois pas néanmoins que les Abominations soient douées de pensée, au sens humain du terme. Ce que nous prenons pour de l’intelligence n’est en réalité qu’une faculté d’imitation, semblable à celle du perroquet, doublée d’une grande férocité qui nous fait leur accorder des intentions malignes.

Quant à cette chimère que seraient les Indicibles, je préfère ne pas y prêter foi. Depuis quinze ans, j’étudie nos ennemis, je n’ai encore trouvé aucune preuve tangible de leur existence. Pour moi, ces fameuses classes six ne sont qu’un conte de bonne femme, né de l’ignorance ainsi que de superstitions populaires. Des contradicteurs me rétorqueront que le comportement des Abominations laisse à penser que ces choses fonctionnent sur le principe d’une ruche, et qu’à tout essaim il faut une reine. À ces chagrins, je réponds que je n’y croirai que lorsque je le verrai.

Le grand danger que représentent les Abominations n’est pas leur prétendue intelligence, n’excédant pas celle des fauves du continent Esarien. Mettons-nous bien d’accord, ce ne sont rien de plus que des bêtes, mues par leurs instincts. Seul l’Être Humain est doté d’une conscience.

Là où ces atrocités nous causent du tort, c’est par leur nombre et leur habileté à surgir n’importe où. Personne n’est à l’abri, Sabléglise nous le rappelle chaque jour.

Certains imaginent dans l’arrivée de ces monstres un signe de courroux de l’Ange. J’y vois personnellement une bataille pour la survie. De même, je crois plus en la science qu’en une divine providence pour nous sauver. Nous disposons du métal, de la poudre et du mercure. Nous avons les savants et les Modificateurs. Nous pouvons vaincre. Nous vaincrons.

Je ne serai hélas plus de ce monde pour contempler le triomphe des humains, mais j’ose espérer qu’il se produira d’ici quelques années.

Je lègue l’ensemble de mes travaux au collège scientifique de Kerys. Je ne demande pas de funérailles en grande pompe, je ne désire pas de fleurs ni de statue. J’aimerais par contre que l’argent de mon héritage serve à créer une bourse pour les élèves nécessiteux et méritant. Notre pays va avoir besoin de toutes ses forces vives si elle veut gagner cette bataille.

Adieu maintenant. J’ai vécu en savant, je meurs de ma passion.

Anselme Taillandier,

Administrateur du collège scientifique de Sainte Victoire.

 

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