Diamanterre, le 3 du mois des neiges, 1880
Ma très chère fille,
J’ai bien reçu ta dernière lettre et je suis ravi d’apprendre que tu es arrivée à bon port à Sainte Victoire. Le voyage en dirigeable a dû se révéler fort éprouvant, mais plein de merveilles également. Je suis content de constater que mon vieil ami Maximilien se porte comme un charme et qu’il n’a pas changé. N’aie crainte, il peut paraître un peu excentrique, mais c’est un homme d’une rare générosité.
Diamanterre me semble bien vide depuis ton départ, d’autant plus que ta tante Églantine est fort malade. Depuis le temps que je répète à mon obstinée de sœur qu’elle devrait arrêter de Modifier à tort et à travers. Heureusement, ou hélas, je ne pourrais l’affirmer, mon travail me maintient fort occupé. Les failles nous laissent en paix depuis maintenant un mois environ, mais on ne peut en dire autant des moustiques. La fièvre a fait son grand retour, mon hôpital de campagne ne désemplit pas. Beaucoup d’enfants et de vieillards sont touchés.
En ces moments, je regrette que ta mère ne soit plus à mes côtés. Héloïse savait comment calmer les patients, apaiser les anciens et faire rire les minots. Moi, je ne suis qu’un vieil ours mal léché qui ne parvient qu’à les terroriser un peu plus.
Mais abandonnons là le passé et tournons-nous vers l’avenir. Je joins à cette lettre quelque argent pour subvenir à tes besoins à Sainte Victoire. Bien sûr, l’État te fournit une bourse généreuse, mais je n’ignore pas à quel point la vie est coûteuse. De plus, je suis persuadé que tu as déjà découvert cette librairie rue Mollet, celle spécialisée dans les publications médicales et scientifiques.
Profite bien de tes jeunes années, ma chère Artémise, et pense à ton vieux père qui t’aime.
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Sainte Victoire, le 10 du mois des pluies 1880
Mon très cher père,
Je vous remercie pour votre lettre et l’enveloppe envoyée. Grâce à elle, j’ai pu acquérir un exemplaire d’occasion du « Manuel de l’anatomie humaine », du Baron de Lassource. Il me tarde que vous veniez me rendre visite à Sainte Victoire afin que je puisse vous faire admirer ma découverte.
Je loge actuellement dans une mansarde sous les combles d’une maison de la rue des Quatre Vents. La pièce est minuscule, une ancienne chambre de bonne que la propriétaire loue à des étudiants. Elle a déjà accueilli des jeunes femmes, mais a marqué une légère surprise quant à ma couleur de peau. Par chance, elle est de bon tempérament et ne s’offusque pas de mes origines.
Je ne peux hélas en dire autant de tous mes enseignants. Avant que je ne parte, vous m’aviez averti que certains pourraient se montrer blessants à mon égard. Vous aviez amplement raison. Heureusement, Maximilien Rocheclaire et ses amis m’ont fort bien acceptée. Je ne répéterai pas ici les termes colorés dont ils se servent pour désigner leurs collègues, mais leur soutien et réaliser qu’une partie des savants de Sainte Victoire ne partage pas les préjugés de mes professeurs me réchauffe le cœur.
J’ai également rencontré Marguerite Rocheclaire, belle-sœur de Maximilien, ainsi qu’Honoré, son neveu. Marguerite est une femme étonnante, presque aussi fantasque que votre vieil ami. Honoré est un jeune homme charmant, bien que volage. Son oncle me dit qu’il entre aux brigades du mercure à la fin du mois et que le commissaire Simonet devrait se charger de lui mettre un peu de plomb dans le crâne.
Deux failles se sont ouvertes à Sainte Victoire la semaine dernière. Heureusement, les mercuriens ont fait preuve de leur efficacité coutumière. Les brèches étaient placées sous surveillance depuis les premiers signes, les troupes sont arrivées rapidement et ont pu contenir la menace.
Embrassez très fort ma tante Églantine pour moi et prenez bien soin de vous.
Artémise
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Diamanterre, le 20 du mois des vents 1880
Ma très chère fille,
Ma lettre sera courte car je manque de temps. Une faille gigantesque s’est ouverte au nord de l’île de la Grande Orchidée. Nos troupes ont dû faire face à une invasion de classes zéro à quatre. Ils ont bataillé sévèrement, avant de réussir à reprendre le contrôle.
Les pertes sont lourdes, aussi bien dans les rangs de nos mercuriens que chez les civils et je me rends sur l’heure à Falavert, car tous les médecins sont réquisitionnés. J’ai peur de ce que je vais trouver là-bas.
Églantine a sombré dans un profond coma voilà trois jours. Elle a apparemment avalé une dose massive de laudanum. Je crains qu’elle ne se réveille plus jamais. L’une de mes infirmières restera à Diamanterre pour la veiller.
Transmets mes amitiés à ce vieux fou de Maximilien et à cette chère Marguerite. Que l’Ange t’ait en ta sainte garde, ma fille adorée. Ne t’inquiète pas pour ton père et concentre-toi sur tes études. Le monde a besoin de cerveaux comme le tien si nous voulons vaincre un jour la menace qui plane sur nous.
Ton père qui t’aime.
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Sainte Victoire, le 20 du mois des germes, 1880
Mon très cher père,
J’espère que vous êtes en bonne santé et que les dégâts à Falavert sont moins importants qu’annoncés, tout comme je prie pour que tante Églantine se remette.
Hélas, votre silence de ces précédentes semaines et les quelques nouvelles relayées par les journaux balayent ces maigres espoirs.
L’hiver s’est révélé bien plus froid que je ne l’avais escompté et il s’attarde plus que de raison. Il a encore gelé la nuit dernière. J’ai beau me vêtir chaudement, je tremble en permanence. Ma petite chambre n’a pas de chauffage, aussi madame Rocheclaire me loge-t-elle aimablement dans sa maison, en attendant le retour de jours plus cléments. La douceur et le soleil des îles orchidiennes me manquent presque autant que vous, mon très cher père.
J’ai tout de même la satisfaction d’avoir réussi à vaincre les réticences d’une partie de mes enseignants, je suis major de ma promotion ce semestre. Des années à vous assister et les soirées passées à étudier portent enfin leurs fruits. Bien sûr, certains professeurs continuent de me battre froid, je les entends parfois parler de mes origines scandaleuses. Je me comporte comme vous me l’avez appris, je garde la tête droite, j’agis avec honnêteté et surtout, je ne prête pas attention à ces ragots.
Honoré Rocheclaire est rentré dans les brigades de Sainte Victoire et a survécu à ses premières batailles. Il semble doué et son oncle pense qu’il accomplira de grandes choses. Honoré me dit que le médecin principal de la caserne sud se fait vieux et qu’il prendra prochainement sa retraite. Il affirme aussi que mon dossier pourrait me permettre de postuler à cette place. Je ne sais encore si c’est la voie que je choisirai, mais j’y réfléchis. La jauge au mercure qui pend à mon cou ne me laisse hélas guère d’autre option que de rejoindre les brigades.
Je vous embrasse très fort et souhaite vous revoir bientôt.
Artémise
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Falavert, le 10 du mois des fleurs 1880
Ma très chère fille,
Églantine est morte la nuit dernière. Comme je le redoutais, elle s’est endormie dans son sommeil et ne s’est jamais réveillée. Elle n’a pas souffert.
Je ne peux m’attarder plus longtemps, on réclame mes services. Une nouvelle faille s’est ouverte ce matin et on en craint une autre pour bientôt.
Je t’embrasse, prends soin de toi
Ton père qui t’aime
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Falavert, le 28 du mois des prairies 1880
Mademoiselle Bouquet,
Je vous informe par la présente lettre du décès du docteur Bouquet au cours d’une attaque d’Abominations.
Je tiens à vous présenter mes plus sincères condoléances et à vous affirmer que votre père est mort en brave, alors qu’il tentait de faire évacuer les blessés les plus graves de la zone de combat.
En ce jour, j’ai perdu un formidable médecin ainsi qu’un ami fidèle, mais ma peine n’est rien à côté de celle que vous devez ressentir.
Sachez que le nom des Bouquet a toujours de l’importance dans les îles Orchidiennes et que si vous vouliez revenir, vous seriez bien accueillie. Transmettez mon souvenir au professeur Rocheclaire et veillez sur vos amis comme j’espère qu’eux sauront veiller sur vous.
Salutations,
Alfred Bomprès, maire de Falavert.