Le commissaire Simonet avait mis à leur disposition une salle, d’ordinaire réservée aux services administratifs de la caserne. La pièce était encombrée d’étagères qui croulaient sous les classeurs et les cartons. Éléonore éprouvait toutes les peines du monde à empêcher Maximilien et Léandre d’y toucher.
— Pour la dernière fois, messieurs, veuillez vous asseoir, ordonna-t-elle de son ton le plus ferme.
Son intervention n’eut guère d’effet. Honoré Rocheclaire soupira.
— Mon oncle, si vous ne cessez pas immédiatement de déranger ces archives, vous serez privés de dessert. Ça vaut pour vous également, Léandre !
La menace sembla efficace car les deux hommes obéirent. Léo se racla la gorge et reprit sa présentation.
— Donc, comme je le disais, ce que je m’apprête à vous décrire est issu des nombreux dossiers de scientifiques kerysiens, austréniens et kovacsiens, ainsi que des rapports des mercuriens.
Elle marqua une pause, sa voix lui parut aussi faible que celle d’une enfant. Le docteur Bouquet, le capitaine Rocheclaire, Erika Zhaan, Ripley et les deux savants l’observaient calmement. Léo réprima une bouffée de panique. Ils ne se trouvaient pas là pour la juger, mais pour écouter ce qu’elle avait à leur exposer.
— Je remercie d’ailleurs Ripley pour son aide afin de collecter toutes ces données, ajouta la jeune fille.
Elle pointa du doigt une pile de notes.
— Inutile de vous répéter que les témoignages divergent et que certains sont carrément farfelus. Sans parler des hypothèses émises par certains chercheurs. Mais des déclarations reviennent au sujet des Indicibles.
Une fois encore, elle s’arrêta. Sa bouche était atrocement sèche. Elle devait pourtant mettre de côté sa timidité pour leur communiquer le plus efficacement les informations essentielles.
— Nous ne savons pas quelle forme adoptera la classe six. Nous pouvons néanmoins supposer qu’elle gardera une apparence humaine. Mais il se peut qu’elle ne maîtrise pas totalement cette nouvelle enveloppe. Repérez donc des convives qui feraient preuve d’une grande maladresse ou montreraient des tics inexpliqués.
Erika acquiesça, Léo s’efforça de ne pas se laisser troubler par ce splendide visage ni par les souvenirs d’une fameuse danse aux éventails. Elle poursuivit son exposé.
— Soyez également vigilants à ce que vos instruments vous révéleront. Certes vous ne pourrez pas vous promener avec un spectroscope, mais les variations de pression d’un baromètre, ou les errances d’une boussole vous renseigneront tout aussi sûrement.
— On peut essayer de voir si une Abomination est là en lisant l’avenir dans les bulles d’une coupe de champagne ? demanda Maximilien avec candeur.
Son neveu le gratifia d’une œillade noire.
— Je vous ai déjà dit non !
— Euh… bref, attention à ce que vous ressentirez, reprit Léo. L’Indicible peut vraisemblablement camoufler sa présence, vous devriez néanmoins en éprouver les effets : nausées, maux de tête, sautes d’humeur inexpliquées…
— Ah mais pas besoin d’une classe six pour ça, il suffit de boire ! intervint Léandre Leblanc.
Le docteur Bouquet le fit taire d’un regard.
— Ces Indicibles, connaît-on un moyen efficace de les tuer ? s’enquit alors Ripley.
Forcément, la question devait venir d’elle.
— Je pensais que votre mission consistait simplement à repérer l’Abomination, releva Léo.
— Je tiens à me préparer à toute éventualité, répondit Ripley.
Éléonore crut voir briller un éclat rouge au fond de ses yeux.
— Je… je ne sais pas comment on détruit un Indicible, avoua Léo. Pour tout dire, seules quelques personnes sont sorties vivantes d’une telle rencontre et elles y ont laissé une bonne partie de leur raison.
Ripley hocha la tête.
— Bien. Ce qui signifie que nous serons les premiers à abattre cette créature.
L’androïde se leva avant que personne ait pu ajouter quoi que ce soit.
— Je vous abandonne, j’ai quelques détails à régler avec l’armurier.
Le capitaine Rocheclaire croisa le regard du docteur Bouquet et une expression d’horreur se peignit sur ses traits. Il courut à la poursuite de Ripley.
— Ripley ! On avait dit non pour les explosifs dans les lieux publics !
Maximilien et Léandre riaient sous cape, Artémise darda sur eux un œil sévère. Comme des gamins pris en faute, ils se dressèrent d’un bond et filèrent.
— On se sauve ! On a des expériences à terminer !
Quelque chose dans leur ton laissait Léo penser que les expériences en question impliquaient la consommation de boissons alcoolisées. Artémise Bouquet était apparemment arrivée aux mêmes conclusions, car elle soupira avant de suivre les savants. Erika Zhaan s’étira comme un chat.
— Bon, je suppose que la leçon est finie.
Elle partit rejoindre Artémise mais avant de s’éclipser, elle gratifia Léo d’un clin d’œil incendiaire, qui fit rougir la malheureuse jusqu’à la racine des cheveux. Éléonore replia ses affaires et sortit à son tour. Adélaïde Boulanger l’attendait dehors.
— Alors ? s’enquit-elle.
— Oh, ça s’est relativement bien passé. Mais j’en suis presque à plaindre l’Indicible s’ils mettent la main sur lui.